LES VRAIS SENTIMENTS DU ROI |
Une Interview Me André Hoornaert
Me André Hoornaert, du barreau de Bruxelles, collabora pendant l'occupation
à la presse clandestine et participa activement à diverses entreprises de résistance
à l'ennemi. Après la libération, un petit cercle d'initiés apprit qu'il était
l'auteur d'une brochure parue en 1942 et qui fit, à l'époque, une certaine
sensation. Elle s'intitulait : « Léopold III, Roi belge - Léopold III, Belgische Koning ». Le bruit ayant couru qu'à
cette occasion, Me Hoornaert avait été, pendant la guerre, en contact
personnel avec le Roi, nous avons pensé que le moment était venu de lui
demander de nous dire si cette rumeur était fondée, et quels étaient selon
lui, les sentiments du Roi à ce moment. Me Hoornaert nous dit immédiatement qu'il y avait lieu de se méfier des
rumeurs. - Car, nous dit-il, pendant l'occupation; je n'ai pas eu l'honneur de
rencontrer le roi Léopold. S'il est exact que j'ai fait, à plusieurs reprises,
parvenir au Roi certaines communications, je l'ai toujours fait par un émissaire
qui avait l'entrée du Palais, sans du reste devoir cet honneur à des fonctions
officielles. Ne me demandez pas son nom. II ne convient pas de le divulguer ici.
Si vous le voulez bien, nous l'appellerons M. Primus. Il m'était inconnu avant
la guerre. Je fis sa connaissance vers la Pentecôte de 1942, chez Mgr Picard. A
cette entrevue assistaient également M. Delmer, secrétaire général du ministère
des Travaux publics, à ce moment défenestré par les Allemands, et mon confrère,
l'avocat Polain, tous deux anciens compagnons d'armes de 14-18. Des calomnies se
répandaient contre le Roi et Mgr Picard estimait qu'il fallait, de toute
urgence, y répondre sous la forme d'un tract très court, direct, clair, à la
portée des lecteurs moyens. On me confia cette tâche en me laissant trois
jours pour l'accomplir... Le travail fut achevé dans les délais fixés. - Restait sans doute à trouver un imprimeur... - Oui. Un imprimeur non seulement disposé à prendre le risque, mais qui
possédât un stock de papier... L'avocat Polain nous sortit d’embarras. Il se
mit en rapport avec le R. P. Beda Rigaux, Provincial des Franciscains au couvent
du Chant d'Oiseau, lequel évoluait avec aisance, tout ensemble dans la
spiritualité et dans les choses « verboten » par l'envahisseur (ce
qui, entre parenthèses, finit par lui valoir une retraite forcée à
Saint-Gilles). De sa part, on alla voir M. Mansvelt, chef de publicité d'un
grand magasin de la place. Cet excellent patriote vivait en état constant de péché
mortel contre l'orthodoxie nazie, ce qu'il paya d'un long séjour dans un camp
de concentration dont il revint beaucoup plus tard, dans un état effroyable. M.
Mansvelt me mit en rapport avec un imprimeur. M. à Koekelberg. Il avait du
papier et du courage. Il ne manqua pas non plus d'ingéniosité et je tiens à
lui rendre hommage. Car il imprima également plus de 1.000 fausses cartes
d'identité sur du carton fourni par M. l'abbé Gibon, actuellement Supérieur
du Couvent des Salésiens à Tournai. La brochure, malgré le désintéressement
de l'imprimeur, qui fournit gratuitement le labeur, coûta environ 130.000 frs,
entièrement payés par le baron Brugmann. Et ce furent des gendarmes belges,
que les Allemands croyaient totalement ralliés à l'ordre nouveau, qui après
une saisie de brochures opérée par la Gestapo à la Grand'Poste, vinrent, avec
une camionnette mise à leur disposition par les « Fridolins », enlever les
derniers ballots... exactement deux heures avant la visite de cette Gestapo à
l'imprimerie... La brochure, signée « Stéphan », sortait des Editions «
Excelsior, Louvain, Bruxelles, Paris », éditions présentant cette
particularité de n'avoir jamais existé. - Est-il exact qu'un exemplaire du manuscrit avait été soumis au Roi ? - Oui, un exemplaire du texte dactylographié fut remis au Roi par l’intermédiaire
de M. Primus. Le Roi avait suggéré quelques retouches de détail et,
notamment, fait « sauter » quelques phrases qu'Il trouvait trop élogieuses
pour Lui. J'ajoute que certaines suppressions ainsi effectuées ne furent pas
maintenues. Le Roi suggéra l'incorporation d'une citation, suggestion fort
judicieuse et qui fut utilisée. Pour le surplus, à part quelques corrections
de détail, inspirées par le souci d'être exact jusqu'au scrupule, le texte
primitif fut inchangé. Mon excellent ami Me Paul Struye, de même que M. Rutten,
gouverneur général du Congo, mon ancien chef de Parquet, du temps de l'État
Indépendant du Congo, avaient également supervisé le manuscrit. Il est certain que le Roi admit, implicitement, mais indiscutablement, tout
le contenu de cette brochure. Or, on y trouve une série d'observations qui sont
formellement contraires aux idées que les adversaires du Roi lui attribuent
actuellement comme étant celles qu'il nourrissait pendant l'occupation. A la
page 21, par exemple, j'écrivais: « …On comprend parfaitement que M. Pierlot (en refusant au Roi
les deux signatures en blanc qu'Il avait sollicitées - N. D. L. R.) ait craint l'éventualité d'un coup de main de
l’ennemi, aboutissant à la capture du Roi ou des nouveaux ministres dans des
conditions telles qu'ils n'aient pu donner leur démission, et qu'il ait refusé
de satisfaire à une demande qui pouvait aboutir à priver la Belgique de
relations officielles avec les gouvernements étrangers ». Ce passage, nous dit Me Hoornaert, implique la reconnaissance par le Roi, du
gouvernement de Londres comme étant le véritable gouvernement belge. On a prétendu
et on prétend encore que le Roi n'aurait pas admis ce point. Si cette
affirmation était exacte, le passage eût été supprimé par le Roi. Ceci est
d'autant plus certain qu'un passage ultérieur s'exprime comme suit: « En
tout cas, on retiendra au crédit du ministre Pierlot que, grâce à lui, la
Belgique a gardé le contact avec les autres nations ». Ceci postule évidemment
que le gouvernement de Londres était le véritable gouvernement belge, qualifié
pour parler au nom du pays. On a dit également, poursuivit Me Hoornaert, que le Roi croyait la guerre
perdue. Or, faisant allusion à l'offre de paix faite en août 1940 par Hitler,
j’écrivais: « Des conditions de
cette paix, nous ne savons rien, mais on peut considérer comme acquis quelle
comportait la reconnaissance de l'hégémonie de l'Allemagne en Europe et
par conséquent la croyance que les victoires allemandes sur le continent ne
pouvaient plus être remises en cause ». Un roi qui eût cru la guerre
perdue n'eût pas laissé publier une telle considération; il n'eût pas
davantage admis « l'atmosphère » de toute la broches confiante en
la victoire finale et terminant, d'ailleurs, par cet phrase: « Seule la Dynastie, par sa pérennité, est capable des grandes
oeuvres qui nécessitent l'effort d'une vie : la consolidation d'une indépendance
naissante, comme le fit Léopold Ier; la conquête d'un Empire
africain, comme le fit Léopo1d II; la direction discrète mais agissante de la
transformation d'une économie manchestérienne en régime social, comme le fit
Albert Ier; la restauration de la Patrie dans sa splendeur et sa
liberté comme le fera Léopold III ». Pour moi, nous dit Me Hoornaert, les sentiments du Roi quant à l'issue de
la guerre étaient clairs: ils s'identifiaient avec les nôtres. Le Roi, nous dit encore Me Hoornaert, ne changea pas une virgule au passage
de la brochure intitulé « A propos d'une lettre de condoléances », dans
lequel je protesta contre le fait que l'agent diplomatique belge fonctionnant à
Paris avait envoyé un message de condoléances à l'occasion du bombardement
des usines de Billancourt par la R. A. F., message rédigé dans des termes tels
que l'on pouvait supposer que Léopold III l'avait chargé de cette mission !
La presse asservie avait fait grand cas de ce message équivoque. En nous
laissant publier ce chapitre dans son texte intégral, il était évident que le
Roi faisait sien le démenti adressé à toute la presse embochée. Cette presse immonde avait reproduit une phrase attribuée à Pétain,
voulant que sa propre situation était similaire en tous points à celle du Roi
des Belges. Pareil affirmation était inouïe de fausseté. Prétendre assimiler
un chef d'Etat qui collaborait, avec un autre chef d'Etat qui, dignement, se
refusait à toute intervention, constituait une injustice scandaleuse. Il était
difficile de faire, dans une brochure sur le Roi, une digression pour attaquer Pétain,
mais la chose fut faite indirectement. Le nom de Pétain est cité quatre fois
et chaque fois le contexte comporte les critiques les plus graves contre lui.
Aucune correction n'intervint à cet égard, ce qui montre
péremptoirement que le Roi n'admettait aucune comparaison avec le
personnage en question. Enfin, la brochure allait nettement. - avec l'assentiment tacite du Roi - à
l'encontre d'une autre antienne de la presse prostituée : « la
guerre est finie pour nous et ceux qui prétendent la continuer marchent contre
les intérêts du Roi ». La brochure, au
contraire contenait textuellement les pages suivantes : « Il (le Roi) n'a pas rendu
l'armée belge comme telle. Sans doute, la reddition concerna toutes les troupes
encerclées, mais elle n'alla pas au-delà. Les troupes se trouvant ailleurs, et
spécialement au Congo, conservaient leur liberté totale ».
Et plus loin : « Ainsi nos troupes coloniales, notamment, ne pouvaient être
considérées comme liées par le Protocole » (de capitulation). A un
autre endroit (fin pages 14 et 15), il est exposé que la capitulation est un
acte purement militaire accompli par le Roi en sa qualité de chef de l'armée,
et nullement politique, ce qui eût été le cas dans l'éventualité d'un
armistice lequel implique l'intervention de conditions et d'un accord entre
parties. Le Roi ne modifia pas un iota au manuscrit. Voilà ce que je puis vous dire quant aux « sentiments du Roi pendant
l'occupation » . Certaines rumeurs nous étant également
parvenues, selon lesquelles Me Hoornaert aurait été mêlé à l'organisation
d'une tentative de départ clandestin du Roi, par avion, en 1943, nous lui
demandâmes de nous dire si ces rumeurs avaient quelque fondement. Notre
interlocuteur, quelque peu étonné tout d'abord, consentit à jouer cartes sur
table. - II est peut-être, nous dit-il, préférable de divulguer ces faits tant
que sont vivantes et présentes les personnes qui s'y trouvèrent mêlées. Je
vais vous dire exactement ce qui s'est passé. Il nous révéla que, vers le milieu de l’année 1943, les Allemands
commencèrent à jouer un jeu vraiment machiavélique : le Roi n'accordait
rien, alors qu'eux lui accordaient parfois la grâce d'un condamné à mort ou
la commutation d'une peine, ou le retour d'un prisonnier de guerre dont la
situation était particulièrement sympathique. Les Allemands eussent voulu
obtenir en échange un geste qui eût pu être interprété par leur presse
comme une manifestation de collaboration, spécialement l'autorisation de jouer
la Brabançonne et d'employer le drapeau national lors des services funèbres célébrés
par les ex-Belges morts dans la campagne de Russie. Le Roi refusa. En cette
occurrence comme dans toutes les autres, il n'accorda rien à l'ennemi. Rien,
absolument rien. Le cynisme allemand dut placer le Roi
dans une situation dramatique. Ses lettres d'intervention en faveur des condamnés
étaient classées dans des dossiers : les Allemands n'y répondaient même
plus. Dans ces conditions, considérant que le Roi ne pouvait plus exercer la
mission qu’il s'était proposée en restant en Belgique, se posait la question
de savoir si sa présence sur le territoire se justifiait encore, et s'il ne
devait pas partir au Congo. - Avec l'avocat Polain, nous dit Me Hoornaert, nous pensâmes à suggérer au
Roi de quitter le territoire national et de Lui en offrir le moyen. Nous
pouvions avoir deux voitures et le baron Brugmann mettait à notre disposition,
pour l'atterrissage éventuel d'un avion, des terrains situés dans les
Ardennes, d'une superficie de plusieurs centaines d'hectares et farcis de
maisonnettes de « gardes-chasse » et autres « terroristes » sur
lesquels on pouvait compter. Le concours de quelques douzaines de solides et
fiers garçons nous était en outre assuré. Par l’intermédiaire de M.
Mansvelt, Londres nous fit savoir qu'il pouvait mettre à la disposition du Roi
et des personnes qui voudraient l'accompagner, un ou deux avions. Mais on
demandait confirmation et quelques précisions au sujet de la réalisation du
projet. A ce moment, je fis connaissance de l'ingénieur R. Van der Heyden,
appartenant à un service de renseignements qui, chaque jeudi, envoyait un
courrier en Suisse, où celui-ci entrait en contact avec les services
britanniques fonctionnant dans ce pays. J'assistai à l'emballage, dans un tube
métallique, d'un film, grand à peine comme un timbre-poste, contenant la
reproduction micrographique d'un message exposant le projet et demandant des
instructions à Londres. Au bout de quelques jours, Londres manifesta son accord
par deux voies différentes : celle de Suisse et celle du service Mansvelt.
Londres désirait seulement un mot écrit de la main du Roi. Ce mot pouvait être
d'une banalité totale, tel que: « Avec l'expression de mes meilleurs
sentiments », sans signature, mais avec date. Je reçus de Mansvelt une
pastille blanche et une plume spéciale. La pastille devait être dissoute dans
de l'eau, qui servirait d'encre. La pastille et la plume furent portées par
moi-même à M. Primus. Je vécus les jours suivants dans l'impatience... Deux
semaines s'écoulèrent. Après lesquelles M. Primus, un jour, me remit la
pastille et la plume, en me disant que Sa Majesté avait réfléchi et estimait
devoir tenir la parole donnée à ses soldats de rester parmi son peuple. Je fus littéralement atterré, J'avais laissé travailler mon imagination.
J'avais imaginé la joie des Belges entendant le Roi leur parler, par la radio.
Je L'avais «vu» rentrant au pays à la tête de Ses quelques bataillons de
jeunes soldats belges. La décision du Roi était prise. Elle était irrévocable. Si je ne puis me rallier au point de vue qui détermina la décision du Roi
- car, personnellement, je crois qu'Il s'est trompé alors, en refusant
l'occasion qui Lui était offerte - je dois pourtant m'incliner bien bas devant
les sentiments qui inspirèrent Sa détermination. Car, si comme je le crois, le
Roi s'est trompé, son erreur néanmoins, à mes yeux, Le grandit; Il fut
chevaleresque. Son intérêt personnel était évident. Il pouvait échapper à
la captivité, sortir de nouveau son épée du fourreau. Sa personne n'était
pas seule en cause, Il pouvait partir avec les enfants royaux, avec son épouse,
et, avec eux, respirer à nouveau l'air de la liberté. Il est resté captif en
Belgique, pour la Belgique. Comme toujours, Il fit passer avant tout ce qu' Il
estimait être l'intérêt de la Nation. Sa liberté certainement, et peut-être
Sa vie étaient en danger. Cette considération ne compta pas dans Sa résolution.
Léopold III fut ainsi très grand.
La Libre Belgique du 19 avril 1947 - page 6 |