Association franco-belge Le Cercle Léopold III

SOUVENIRS DE LA PRINCESSE LILIAN


Un vibrant hommage de quelques-uns des plus grands cardiologues du monde, et retour sur un destin assumé avec une suprême élégance.

Un colloque interuniversitaire a réuni quelques-uns des plus éminents spécialistes du monde, à Bruxelles, sur le thème « La cardiologie et la chirurgie cardiologique à l'aube du XXe siècle ». Ce colloque, organisé à la mémoire de la princesse Lilian, fut l'occasion de rendre un vibrant hommage à celle qui, par le biais de sa fondation cardiologique créée en 1958, a sauvé plus de trois mille vies, en Belgique et à l'étranger. Jamais elle ne s'en vantait. Mais un Christian de Duve, prix Nobel de médecine, un Van Rood, de l'Université de Leyde, un Moncada, directeur du Wolfson Institute for Biomedical Research de Londres, un De Bakey, le cardiologue quasi légendaire de Houston, toujours actif à 95 ans, savaient de quoi ils parlaient lorsqu'ils célébrèrent les services rendus par la Princesse à la science et à des malades ainsi que sa personnalité hors du commun. Sans oublier, bien sûr, le professeur C. Van Ypersele de Strihou, secrétaire général du comité scientifique international qui conseille la Fondation, depuis qu'elle s'est réorientée vers la recherche, après que les progrès de la cardiologie ne nécessitèrent plus, comme dans les années 60 et 70, des interventions financières en faveur de patients ciblés. En revanche, la Fondation réunit, depuis vingt-cinq ans, les savants les plus performants du monde sur des sujets aussi variés que le sida, le biomédical ou la chirurgie du cerveau, en des "symposiums d'Argenteuil" que la princesse accueillait et suivait avec passion.

A écouter les orateurs, ce jour-là; comment ne pas constater le fossé aussi pitoyable qu'éclatant entre la réputation internationale de la princesse Lilian et l’occultation de son action et de sa personnalité en Belgique? Le temps permettra-t-il jamais de faire le vrai portrait de la femme qui disait encore, quelques semaines avant de mourir, « personne ne me connaît»? Rien de ce qui a paru sur elle jusqu'à ce jour ne rend justice à la richesse de sa personnalité, l'étendue de sa culture dans plusieurs domaines, la force de son caractère, le charme de sa présence, la délicatesse de sa bonté, que peuvent attester aussi bien sa femme de chambre Janine, qui resta 51 ans à son service, que les gendarmes qui assuraient la protection d'Argenteuil, enfin sa terrible exigence envers elle-même qui avait entraîné une incontestable exigence envers les autres: qui n'a pas les défauts de ses qualités?

... Le soleil de novembre baignait le grand salon où l'après-midi se prolongeait en une longue conversation à laquelle la princesse m'avait convié. De fleurs embaumaient dans les vases, des photos constellaient les guéridons et les murs. Par les baies vitrées, le regard portait jusqu'à la ligne ondulante des cerfs qui paissaient à l’orée du bois. La princesse était habillée et maquillée avec une sobre élégance; le soin de son apparence constituait une marque de courtoisie à l'égard de ses visiteurs. Dans le canapé fatigué qu'elle affectionnait, elle m'apparaissait accordée, en son grand âge, à la lumière automnale qui dorait les arbres et. les animaux du domaine, mordorait le silence du salon bruissant de souvenirs, et donnant l'image d'une sérénité conquise et comme éternisée qu'offre la peinture classique d'un paysage après l'orage.

Comment n'aurais-je pas pu me remémorer pour autant le demi-siècle de critiques de calomnies, de suspicions et d'outrages qu'elle avait traversés? Et le courage et la dignité avec lesquels elle les avait supportés, des plus odieux aux plus vils? Ainsi, à l'époque de l'exil en Suisse, rentrant d'une partie de golf avec le roi Léopold, elle reçut un crachat d'un Belge posté sur son parage. Elle ne broncha pas. Mais se retrouvant seule avec son mari, elle lui demanda s'il avait vu ce qui lui était arrivé. Oui, répondit-il. Et tu n'as pas réagi? Ce sont les risques du métier, répondit le souverain. Dure leçon qu'elle n'oublia jamais.

Avant le crachat, il y avait eu l’insulte : la proposition faite à la princesse par le prince Charles et le premier ministre Van Acker de rentrer en Belgique avec le prince Baudouin contre le versement de quelques millions. Dans "La Libre Belgique" du 25 septembre, Paul Vaute a parfaitement exposé cette tentative de soudoiement. L'historien Jean Stengers assurait que cela puait le ragot à plein nez. A tort. La princesse m’en ayant parlé, j'interrogeai quelques semaines plus tard André de Staercke, avec qui je dînais en tête-à-tête. C'est vrai, me répondit l'éminence grise du Régent. Plus que d'autres injures, ce lamentable épisode blessait la princesse parce qu'on avait pu croire qu'elle pourrait se laisser acheter. En revanche, l’accusation qu'elle se serait mariée pour devenir reine la faisait rire. L'avenir n'avait que trop confirmé ses appréhensions lorsque le roi l’avait demandée en mariage, demande qu'elle avait commencé par décliner.

Mais revenons à Argenteuil. La princesse y vivait en recluse, en partie par choix, en parie par contrainte. Elle réussit à en faire un lieu où soufflait l’esprit. Par les personnalités de tous horizons qu'elle y invitait; par sa curiosité toujours vive; par ses lectures, surtout en histoire et en science, peu de romans; par l’amitié intellectuelle qu'elle entretenait avec des esprits éminents; par son art d'animer la conversation de telle façon que chacun puisse s'exprimer sans jamais tomber dans le bavardage ou la banalité. Je me souviens notamment d'une soirée inoubliable qu'elle avait organisée autour de deux penseurs de spiritualité différente, Ilya Prigogine et Jean Ladrière. Elle dura jusqu'à près de minuit, sans que personne se lassât des réponses que le savant et le philosophe apportaient aux questions que la princesse leur posait sur Dieu, la Foi, la Science, les perspectives ouvertes aux hommes et à l’univers. Le temps s’était arrêté à Argenteuil…

C'était aussi ce que la princesse Lilian espérait pour elle-même: que le temps s'arrête à Argenteuil. Elle rêvait d'y être inhumée, plutôt que dans la crypte de Laeken, où le roi Léopold souhaitait reposer, le moment venu, entre la reine Astrid et elle. La princesse désirait, au con­traire, être enterrée en dessous du saule pleureur que le roi et elle avaient planté à Laeken, le jour de leur mariage, et qu'ils avaient transplanté à Argenteuil lorsqu'ils s'y établirent en 1960.

« Ce serra la première et seule fois que je désobéirai à un souhait du roi, me dit-elle, mais j’ estime avoir assez donné. Dès mon mariage j'ai été prisonnière. La Question royale m'a traînée dans la boue. Je me suis, toute ma vie, enfermée dans le silence. Au moins qu'après ma mort, et dites bien pour des raisons qui ne regardent que moi, je ne sois pas enfermée dans la crypte royale. »

Le voeu de la princesse ne fut pas accompli. Mais il n'est pas sans signification que cette aspiration à reposer sous le feuillage d'un saule dans lequel pourraient jouer des oiseaux et le vent, plutôt que sous la chape de plomb, de marbre et de récupération institutionnelle du mausolée dynastique. Jusque dans la mort elle sera restée prisonnière d'un destin qui ne l'a pas ménagée. Elle ne l'aura pas moins assumé avec le mélange d'énergie et de lucidité qui la caractérisait. Et en ayant su préserver, envers et contre tout, l'essentielle liberté qui lui fit dire, sur le point de mourir: « J'ai eu une vie bien remplie, je ne regrette rien. »

 

Jacques Franck, chroniqueur

Article paru dans La Libre Belgique du 29 octobre 2003

Photographie Agence Belga (non incluse dans l'article original)

témoignage suivant ---->