LÉOPOLD III, ROI VILIPENDÉ |
Rares furent les vies et les carrières royales qui, comme
celle de Léopold III de Belgique, se trouvèrent marquées d'autant de
déboires, d'injustices, de chagrins et même de catastrophes. Il n'avait que 12 ans quand les armées du Kaiser
Guillaume II violent la frontière belge et envahissent le pays, neutre
cependant. Envoyé un moment en Angleterre, Léopold vient retrouver son
père le roi Albert Ier et sa mère, la reine Elisabeth, dans une villa
de La Panne, refuge de la famille royale à la côte belge. Là, il
entendra souvent les proches grondements des artilleries et verra tant
et tant de jeunes soldats blessés revenir du front. Après l'armistice cependant, la carrière du jeune prince
sembla vouloir se dérouler sans trop d'accrocs. Et même, en 1926, on
aurait pu s'imaginer, à bon droit, qu'elle se muait en conte de fées.
Léopold n'avait‑il pas rencontré, en Scandinavie, une princesse
qu'on eut cru sortie d'une saga nordique tant elle était jolie, simple,
toujours souriante, semant la joie autour d'elle. C'était Astrid, fille
du prince Charles de Suède. Dans une atmosphère de joie populaire quasi frénétique,
Léopold l'épousera le 8 novembre 1926 à Bruxelles, dans la collégiale
des Saints-Michel-et-Gudule (le mariage civil avait eu lieu à
Stockholm). C'était un mariage d'amour, de grand amour, le peuple belge
le savait et le proclamait. Mariage qui allait donner à la Belgique
trois beaux enfants princiers. Mais en 1935, alors que la capitale belge brillait des
feux de l'Exposition Universelle, le conte de fées vire au cauchemar :
A Küssnacht, en Suisse, alors que Léopold conduisait sa torpédo,
Astrid à ses côtés, la voiture fait une terrible embardée, projetant
la passagère contre un arbre. Elle meurt dans les bras de son époux. De son royal époux, précisons, puisque Léopold était
alors roi depuis le 18 février 1934, date fatale à laquelle son père,
le roi Albert, féru d'alpinisme, avait fait une chute mortelle dans les
rochers de Marche-les-Dames, non loin de Namur. Le malheur frappait donc
Léopold, et cela allait continuer, systématiquement D'aucuns prétendront que la chute mortelle dans les
rochers ne fut nullement un accident, mais bel et bien un meurtre
organisé par les services secrets allemands. Car Hitler, a-t-on dit, se
méfiait terriblement du roi Albert, alors qu'il voyait en le futur Léopold
III quelqu'un de plus manipulable. Faribole ? Certes, mais surtout
attaque sournoise, une de plus, contre le même Léopold. Car cinq ans plus tard, ce sera la guerre, la
capitulation, la captivité, et pire encore, les accusations odieuses.
Et après la guerre, l'exil, l'incompréhension, la malveillance, les
accusations, les intrigues politiques, le référendum bafoué, les émeutes
systématiquement provoquées. Et l'abdication. Une froide entrevue Dès le 15 juin 1940, les armées françaises ont cessé
toute résistance organisée. Quelques régiments se battent encore avec
acharnement sur un front déchiqueté par les blindés allemands. Et les
prisonniers tombent par dizaines de milliers aux mains de l'ennemi. L'armée belge venait de connaître un sort analogue:
600.000 hommes étaient déclarés prisonniers de guerre, du jour au
lendemain, et la Wehrmacht ne savait vraiment qu'en faire ! Finalement,
seuls 150.000 seront envoyés dans les Oflags et les Stalags. C'est,
notamment, en songeant à eux, que le 19 novembre, le Roi quitte le
palais de Laeken, - où il est prisonnier en titre,- en direction de
Munich puis de Berchtesgaden où l'attend le Führer. L'entretien est un échec, autant pour Hitler qui n'a pas
su amener son ennemi sur le terrain politique que pour le Roi qui doit
se contenter de promesses, dont notamment celle de la libération des
prisonniers de guerre (à noter que les captifs hollandais avaient été
renvoyés chez eux de longue date). En fait Hitler ne fera libérer que
les seuls Flamands, tandis que 60.000 Wallons et autres francophones
devront patienter pendant cinq longues années. Plus tard, les anti-léopoldistes ne manqueront pas de se
lancer dans les pires attaques contre le Roi à propos de l'entrevue de
Berchtesgaden : "Il n'avait pas à aller se prosterner devant
Hitler ! Et cela pour rien ! ! " Un mariage bien mal vu "Aux hommes accablés d'épreuves, écrivait un
auteur plutôt gnangnan, la Providence ménage toujours une consolation,
comme pour fortifier davantage leur volonté et leur énergie. Un jour
du printemps 1941, un coeur de jeune fille vient rejoindre la grande
solitude du Roi. Et la douceur revient au palais de Laeken." En clair, disons que Léopold III vient de se fiancer avec
Mademoiselle Lilian Baels, une belle et charmante personne, fille d'un
homme politique flamand. Le 11 septembre 1941, le cardinal‑archevêque
de Malines reçoit, en la chapelle du château de Laeken, le
consentement mutuel des époux. Là-dessus, les milieux hostiles au Roi et au principe
monarchique s'empressèrent d'exploiter l'affaire du "fichu
mariage". Des pamphlets se répandirent dans le public, parfois
avec la complicité de l'occupant. Le malheur c'est qu'ils n'avaient pas
tout à fait tort, en effet 1) On avait dit et répété que le Roi était prisonnier
de guerre en son château de Laeken. Prisonnier, tout comme les 60.000
Belges des camps, lesquels n'avaient ni le droit ni la possibilité de
se marier (*). Beaucoup, parmi ces derniers, vont avoir l'impression
d'avoir été lâchés... 2) Selon le concordat et la loi belge, tout mariage
religieux doit avoir été précédé par un mariage civil. Pourquoi le
Roi s'est-il permis une aussi ahurissante dérogation ? 3) Le Roi épouse une Flamande, au moment où l'on disait
que les Flamands étaient les Belges favoris d'Adolf Hitler. Ces arguments valent ce qu'ils valent, mais ils se développaient
d'autant plus facilement qu'à la nouvelle du mariage, "de nombreux
Belges éprouvèrent un choc au coeur", ainsi que l'écrit mon
auteur gnangnan. Ah, cher Léopold le Troisième, que n'avez-vous agi comme
votre grand-oncle vénéré, Léopold le Second, lequel se contentait
d'une ou plusieurs maîtresses, offrant même à l'une d'elles le titre
de baronne et une superbe propriété à Saint-Jean-Cap-Ferrat ? Vers l'exil De septembre 1941 à juin 1944, le Roi n'a nullement été
inactif, bien qu'il se soit volontairement tenu à l'écart de toute
politique. Les questions sociales auront retenu toute son attention, et
il en débattra avec les chefs syndicalistes, plus d'une fois reçus au
château de Laeken. En collaboration avec sa mère, la Reine Elisabeth, il
versera chaque année un million de francs belges au Secours d'Hiver,-
ce qu'on lui reprochera, le Secours d'Hiver étant une création
allemande. Mais c'était, sous l'occupation, le moyen le plus efficace,-
et presque le seul,- d'aider activement les démunis. A l'hiver 1942, c'est le travail forcé, la déportation,
laquelle va frapper les chômeurs et les actifs, les vieux et les
jeunes, les hommes et les femmes. Le roi écrit immédiatement à Hitler
une très énergique lettre de protestation. Aucune suite, on s'en
doute. Mais Léopold s'entête et finit par obtenir deux importantes atténuations
: Pourront rester au pays les femmes, les jeunes filles, les enfants de
prisonniers, les orphelins de guerre, soit un total de 500.000 Belges. Le mardi 6 juin 44, c'est le débarquement sur les côtes
de Normandie. A 21 heures, le Roi apprend qu'un ordre issu de la S.S. et
venu de Berlin exige sa déportation immédiate en Allemagne. Le Roi
proteste, mais vainement. Et toujours sur l'ordre de la SS, il sera
bientôt rejoint en Allemagne par son épouse et par ses enfants. Rien n'arrêtera l'avance des Alliés. Bientôt Paris sera
libérée, puis Bruxelles. Cependant l'Allemagne tient toujours, si bien
qu'on n'a aucune nouvelle de la famille royale. Les ministres en exil
sont rentrés d'Angleterre, et le 20 septembre ils désignent un Régent.
Charles, prince de Liège et frère du Roi, prêtera serment le 21
septembre devant les Chambres réunies. L’ "affaire royale" Le 9 mai, lendemain de la capitulation de l'Allemagne,
l'agence Reuter annonce que "Le roi Léopold et son épouse ont été
libérés par la 7ème armée américaine près de Strobl, à
l'est de Salzbourg. Ses quatre enfants étaient avec lui." Les socialistes n'avaient pas attendu cette nouvelle pour
lancer ce qu'on allait appeler "l'affaire" ou la
"question" royale: Début mai, le Conseil engageait le Parti
à "s'opposer à la transmission automatique du pouvoir et à
prendre ou à appuyer toute initiative tendant à obtenir du Roi la décision
d'abdiquer". Et la campagne anti-léopoldiste va se développer,
ressassant toujours les mêmes griefs dont le bien‑fondé n'était
jamais pris en considération : la neutralité
"pro‑boche", la capitulation désinvolte, le refus de
s'exiler à Londres, le malencontreux mariage, l'entrevue de
Berchtesgaden. C'est à propos de ce dernier événement que
Paul‑Henri Spaak déclarera en pleine Chambre : "Alors que je
vois le pays tout entier se lever et réclamer l'épuration, je vois
d'autre part certains trouver naturel que le roi des Belges, en pleine
guerre, prenne pendant deux heures et quart le thé avec le Führer...
" Et allons-y, ne nous gênons plus ! Voilà le Roi qualifié de
"collaborateur". Pendant toute l'"affaire'',- qui va durer cinq ans,-
Spaak et surtout le parti socialiste, auront été les plus virulents
des anti-léopoldistes. Pourquoi Spaak, un véritable homme politique,
ouvert, intelligent, l'un des futurs fondateurs de l'Europe des Six ?
Oui, pourquoi ? La réponse tiendrait en un seul mot: Uranium. L'uranium congolais, l'uranium de la bombe de Hiroshima,
avait été vendu aux Etats-Unis, à bas prix, par le gouvernement belge
exilé à Londres. Or, d'après la constitution, une telle opération
aurait dû être sanctionnée par un traité signé par le Roi. Et
maintenant, voilà Léopold qui exige le retour à la norme et l'élaboration
d'un nouveau traité avec les USA, traité plus conforme aux intérêts
du pays. D'où le conflit, le vrai, entre le Roi et Spaak, très impliqué,
celui‑ci, dans le bradage de l'uranium. Si non
e vero ... La question royale allait marquer le début de grands
affrontements, entre la gauche et la droite, entre les Flamands et les
Wallons, avec, ça et là, quelques émeutes à la clé, surtout du côté
wallon. Et de multiples rencontres avec le Roi, lequel, installé en
Suisse, prétend ne pas abdiquer. Le dimanche 12 juillet 1950, on en était arrivé à une décision
qu'il n'aurait sans doute jamais fallu prendre, une consultation
populaire portant sur le retour du Roi. Résultats : 72% des votants
flamands disent "oui", tandis que du côté wallon on atteint
à peine les 42%. Le pays s'est donc dangereusement cassé en deux et
aujourd'hui, cette scission ne fait que s'aggraver. Mais comme les "oui" l'ont emporté à 58% sur
l'ensemble de la population, le Roi décide de rentrer en Belgique. Il
arrive en avion militaire, mais ce ne sera que sous la protection de
plusieurs milliers de soldats, de gendarmes et de policiers qu'il pourra
regagner le château royal de Laeken, près de Bruxelles. La Wallonie se hérisse, tandis que les partis de gauche,
mauvais perdants, font donner la rue, selon leur habitude en pareil cas.
Des grèves insurrectionnelles éclatent dans la région industrielle de
Charleroi puis dans le bassin de Liège, où, dans une atmosphère d'arrêt
général du travail, on parle de noyer les puits des charbonnages,
tandis que des barricades se dressent dans les rues dépavées. On
compte des blessés par dizaines, et le dimanche 30 juillet, c'est le
drame A Grâce-Berleur, commune voisine de Liège où doit se
tenir un meeting socialiste, des gendarmes perdent leur sang-froid et
font usage de leurs armes. Trois morts... Le 1er août, dans un geste d'apaisement, le
roi Léopold abdique et abandonne le trône à son fils Baudouin, âgé
de 20 ans à peine. Ce qui laissera à jamais un goût d'amertume chez
les Flamands. N'avaient-ils pas obtenu, le plus démocratiquement du
monde, le retour du Roi ? L'abdication est entérinée par les Chambres réunies, et
le Prince royal prête serment devant elles, le 11 août. C'est alors
qu'une voix sonore, celle du député Julien Lahaut, président du parti
communiste, lance, en pleine cérémonie, un retentissant "Vive la
République!"... Huit jours plus tard, vers 21 heures, deux messieurs
sonnent à la porte de la petite maison que Lahaut occupait à Seraing,
dans la banlieue industrielle liégeoise. Le député se présente, l'un
des deux hommes tire quatre balles, et ce sera la mort instantanée. Les
auteurs de cette action allaient rester à jamais inconnus, mais
d'aucuns prétendent que c'étaient d'anciens résistants armés,
membres de l'Armée Secrète. Et ainsi se clôtura,- enfin!-
"l'affaire royale" ... Juin 2004 Pierre V. Grosjean |